Elle riait. Mon dieu, qu’il était inacceptable de rire autant pour une jeune femme comme elle. Mais au point où elle en était, très franchement… Elle s’en moquait royalement. La petite voix de la raison qui tentait de faire entendre ses cris au fond de sa tête venait de se jeter, à son tour, dans la piscine d’alcool qui régnait dans son cerveau, abandonnant toute envie de garder un tant soit peu de contrôle. Ce soir… Tu as le droit à ce soir. Pas plus. Mieux valait en profiter quand votre esprit vous accorde le droit de ne plus penser à rien.

Cramponnée sur le dos de Julian, elle sentit ses mains se glisser sous ses cuisses pour mieux la maintenir contre lui, pour ne pas qu’elle tombe. Et elle rit de plus belle quand il lui fit entendre qu’il n’allait pas partir en galopant le long de la plage. Et de nouveau, ce fut à elle de devoir choisir entre action ou vérité, relançant de plus belle ce jeu. Laura réfléchit un court instant avant de pouffer. « Mais vous avez déjà une action de retard, monsieur Blake ! J’vais pas vous laisser l’avantage d’une deuxième ! Donc vérité ! » Ne voulait-elle pas absolument éviter ce genre de cas de figure quelques minutes plus tôt, au cas où il ne les dirige vers le parc ou autre ? Puis, comme se reconnectant avec ses dernières paroles, elle rit doucement. « Il est trop tard pour un bain de minuit, je suis navrée… Mais promis, on se programmera ça à l’avenir, vous aurez le droit et même le devoir de me jeter dans la flotte. » Se montrer aussi peu distinguée la fit pouffer. Que dirait son père s’il la voyait ? Il y avait fort à parier qu’il se réjouirait de la voir là, sur cette île, loin de la superficialité de Los Angeles, plus à même de vivre la grande expérience que cette nature lui offrait. Songeant brièvement à son père, elle releva un instant la tête, appréciant les étoiles qu’enfin, elle pouvait voir, souriant naïvement à l’idée qu’il puisse la voir depuis là-haut.

Se laissant porter par Julian, ressentant la chaleur de son corps contre le sien, bercée par son pas, elle aurait pu s’endormir, là, sur son dos. Reposant sa tête contre son épaule, ce fut tout sourire qu’elle poursuivit ses racontars idiots. « Julian Blake… L’homme qui ramena la pauvre Laura Masrani jusqu’à son lit… Promis, j’vous offre un verre une fois là-haut, vous l’aurez bien mérité… » Toujours plus. Encore plus. Se pouvait-il qu’il y ait un jour des limites à ce qu’elle pouvait faire ?

Laura riait tant que Julian se demanda si elle n'allait pas finir par s'étouffer ou bien s'étrangler. Ce n'était pas tonitruant, mais constant. Et le simple fait de l'entendre ou de la sentir secouée de ricanements dans son dos suffisait à le faire rire à son tour. L'alcool rendait ce genre d'éclats communicatifs. La bêtise aussi.
Justement, celle-ci commençait sérieusement à s'inviter dans leur bulle et Julian commençait à se méfier de ses propres réactions.
Il ne marchait déjà pas très droit et ce n'était pas lié qu'au poids qu'il portait sur son dos.

Cette fois-ci, Laura choisit "vérité". Elle avait raison malgré la situation, il avait déjà une action dans sa poche, n'ayant rien énoncé plus tôt. En réfléchissant même maintenant, il ne voyait toujours pas à moins d'exiger quelque chose de totalement stupide mais peut-être était-ce ce qu'elle attendait ?
Après tout, elle venait de le prendre pour sa monture...et rien que d' y penser, cela faisait naître en lui des possibilités de requêtes irrecevables en temps normal. Cette nuit, le temps n'était pas normal. Le temps était biaisé par le maître alcool et par le jeu, le temps se distordait dans les défis qui demain, n'existeraient plus. Alors pouvait-il tout demander ?

Elle coupa court à ses réflexions, lui indiquant que le bain de minuit serait pour la prochaine fois et qu'il aurait pour devoir de la jeter dans l'eau. Ce fut son tour de pouffer, il n'avait rien envisagé de tout cela. A priori, il était bien plus sage qu'elle, à moins qu'il ne songe plus sérieusement au fameux lendemain de cuite qu'elle semblait ignorer complètement, volontairement ou non.
Il ne répondit rien, laissant le silence s'imposer entre eux.

Le bruit des vagues s'échouant sur la berge, les pas de Julian crissant dans le sable en une mélodie régulière agrémentaient les chants des insectes et des oiseaux nocturnes plus loin, issus de la jungle. C'était apaisant et l'agent d'intervention en profita pour réfléchir à cette question "vérité" qu'il devait lui poser. Mais en toute honnêteté, il avait du mal à réfléchir surtout maintenant qu'elle avait planté dans son esprit une image de bain de minuit à deux.

Le fait qu'elle posa sa tête sur son épaule n'arrangea rien et il avait beau se dire que ce n'était que de la fatigue liée à l'alcool, une part de lui-même s'enhardissait en songeant qu'il y avait plus.
N'était-ce pas humain d'espérer ?
Il rit doucement à ses propos, imaginant plutôt ce qu'elle aurait dû dire.
Julian Blake, le pauvre âne qui ramena Laura Masrani dans sa chambre sans rien tenter. Une attitude qui ne lui ressemblait pas.

A ce compte là, il méritait au moins une médaille.

- Commençons déjà par arriver jusque là, plaisanta-t-il. Alors...vérité...hum.

Que souhaitait-il savoir ? Il n'en avait pas la moindre idée jusqu'à ce qu'il ne lève finalement le visage vers le ciel.
Se sentant étrangement bien entre l'ambiance nocturne et la chaleur de son corps dans son dos, il demanda d'une voix basse :

- Etes-vous heureuse ? Là, maintenant, tout de suite.

Arriver jusque-là. L’hôtel paraissait si loin qu’il en devenait inatteignable. Pour lui plus que pour elle, en tous cas, puisque l’effort physique, elle l’avait tué à l’instant où elle s’était perchée sur son dos, se cramponnant du mieux qu’elle le pouvait, se laissant bercer par sa démarche. Alors, quand il lui demanda sur le ton de la confidence si elle était heureuse, Laura se surprit à sourire. « Oui… » Resserrant sa prise sur la tenue de son capitaine de soirée – ou pas, vu qu’il était certainement au moins atteint qu’elle – elle reprit, sur le même ton. « Tellement plus heureuse que dans d’autres circonstances… » On aurait pu croire que Laura Masrani était heureuse en permanence. Que cette fortune lui payât tout ce bonheur qu’il lui fallait pour satisfaire ses lubies, se trouver des relations aussi pompeuses qu’elle… Mais non. Rien de tout ça. La superficialité, elle l’avait connue, côtoyée, appréciée en surface pour mieux paraître. Mais rien de tout ça n’était appréciable. Rien de tout ça ne vous rendait heureux. « Vous savez… Les gens se trompent souvent sur moi… On pense que je me contente de beaux bijoux, de beaux vêtements… De choses qui coutent abusivement chères… Mais moi… Moi, tout ce que je veux, c’est la vraie richesse, celle qui vient du cœur… » Fermant les paupières, elle sourit un peu plus.

Puis, elle rit avec douceur. « Ne me demandez jamais combien j’ai d’amis… La réponse ferait pleurer un insensible. Je suis toute seule… Tout le temps seule… » Poussant un long soupir, elle finit par essayer de croiser son regard. « Merci de ne pas m’avoir laissée toute seule, Julian… » Et, l’alcool aidant, elle l’embrassa sur la joue, pudiquement, mais avec une reconnaissance certaine. Puis, riant de nouveau, elle ajouta rapidement. « Si j’me souviens d’tout ça… Ce sera un miracle. » Ca tournait tellement autour d’elle qu’elle se demanda un instant si le jeune homme ne s’amusait pas à tourner sur lui-même. Mais, rapidement, les lumières se firent plus brillantes, plus denses. Ils étaient encore sur la plage mais, bientôt, ils atteindraient l’hôtel et alors… Que se passerait-il ? « Et toujours la même question qui reviens ! Action ou vérité ? » L’œil brillant, elle attendit sa réponse un court instant avant de reprendre. « Est-ce si facile d’être heureux quand on est normal ? »

Le ciel continuait de veiller sur eux deux, éclairant leur route par des milliers d'étoiles. Julian était un peu nostalgique, un peu triste également et complètement saoul. Il n'était plus vraiment lui-même, la notion de bonheur le ramenait involontairement à de douloureux souvenirs. Pour autant il savait que demain n'y paraîtrait plus, demain il ne garderait que les bons souvenirs ou peut-être rien du tout. Les effets de l'alcool avaient cette capacité à être imprévisible et c'est ce qu'il aimait tant dans cette drogue.

Le regard toujours rivé sur les étoiles et la voie lactée, ses pas continuaient à s'enfoncer dans le sol, comme guidés par l’instinct, plus que par la volonté. Ils rentraient, voilà ce que son corps comprenait.
Pourtant, la voix apaisée de Laura ne dénaturait pas le paysage. Si grimper sur le dos qu'un quasi inconnu pour marcher sous les étoiles suffisait à son bonheur...alors effectivement il s'était trompé sur elle. Il sentit l'étreinte de la jeune femme se resserrer au niveau de son cou. Peut-être cherchait-elle à l'étrangler ?
Il n'en était rien, la jeune femme poursuivit ses confidences et l'agent de sécurité écouta sans l'interrompre. Il sourit même, lorsqu'elle parla de richesse de coeur, ignorant qu'elle puisse en connaitre la définition.
La suite trouva un écho en lui. La solitude. Lui aussi connaissait ce sentiment. Pourtant, elle parlait de la sienne avec une certaine dérision, comme si elle avait accepté cet état de fait. Et lui ? Qu'en était-il ?
Depuis trop longtemps, il ne se posait plus la question. Aucune réponse n'était satisfaisante de toute façon.
Alors quand elle le remercia et qu'elle essaya de se pencher un peu plus sur le côté, il tenta de tourner son visage vers elle, convaincue qu'après son long soupir, elle allait se mettre à pleurer.
Un baiser sur la joue l'accueillit et il en restât quelques secondes stupéfait. Bien qu'amical, ce geste n'était pas anodin à ses yeux et il se demanda où se situait la limite à ne pas franchir. L'alcool pouvait excuser bien des choses, mais pas tout.
Il ne voulait pas commettre d'impair, pas avec la responsable de son avenir. Mais d'un autre coté...il ne pouvait pas non plus renier l'attraction qu'il éprouvait pour elle.
Heureusement pour lui, elle énonça l'idée que l'alcool lui ferait perdre la mémoire. Si seulement...lui aussi aurait bien voulu oublier cette soirée.
L’hôtel brillait, se rapprochant toujours plus et malgré son état, la jeune femme conservait une certaine partie de ses idées claires.

- Vérité, souffla-t-il à son tour, souriant toujours et surtout convaincue qu'il faisait une connerie.

Il ne fut pas déçu.

- Vous croyez que je suis heureux ou que je suis normal ? Les deux peut-être ? s'amusa-t-il.

S'arrêtant alors, planté dans le sable. Il tourna son visage vers elle, cherchant à son tour à croiser son regard.

- Ce n'est qu'une question de point de vue, vous ne croyez pas ?

Alors il reprit sa marche jusqu'à franchir le seuil du hall de l’hôtel. A cette heure-ci, il n'y avait pas âme qui vive et c'était assez étrange de traverser une pièce aussi vaste comme abandonnée dans un monde parallèle.

- Cette solitude, je la connais et je la comprends aussi. Vous n'êtes pas seule Laura.
Pour ponctuer sa phrase, il lui offrit un petit sourire triste en la laissant glisser de son dos. Par réflexe, il lui attrapa le bras pour éviter qu'elle ne bascule trop, mue par le vague sentiment qu'elle ne tiendrait pas debout, encore moins après une promenade durant laquelle ses pieds n'avaient pas touché le sol. Ils se retrouvèrent là, debout face à face, devant les portes de l'ascenseur qui attendait l'appel.