Fallait-il vraiment faire une montagne pour une irrégularité dans un dossier ? A la réflexion, oui. Laura n’était pas des plus procédurières et, dans un passé qui lui semblait plus proche qu’il ne l’était vraiment, elle aurait peut-être accueilli les propos de la psychiatre avec un regard levé vers le ciel et une signature griffonnée à la va-vite pour mieux passer outre un acharnement certain. Seulement, le temps était passé et, avec lui, un vécu aussi difficile que douloureux, obligeant les mesures à se raffermir et les procédures à s’intensifier. L’irrégularité, déjà, n’avait que trop duré et si elle n’avait pu être gérée en interne, Laura finit par se retrouver avec le dossier de l’agent Lewis sous les yeux. Pour des raisons plus qu’évidentes, elle avait tenté de se débarrasser du problème en le confiant au responsable direct de l’homme mais John avait évoqué un conflit d’intérêt. Désabusée, Laura lui aurait volontiers souligné que Jurassic World n’était pas la porte de sortie de tous les Miller et affiliés mais elle s’était contentée de soupirer longuement. Ce genre d’entretien, elle avait tout fait pour les éviter au mieux durant des semaines, ne côtoyant ses employés qu’en groupe et rarement en étant seule de front. Là, il s’agissait d’une convocation et de recevoir quelqu’un dans son bureau de façon protocolaire. Y parviendrait-elle, seulement ? Elle en doutait grandement.

Sa garde-robe avait grandement évolué. Là où beaucoup s’attendaient encore à la voir porter ces tenues fastueuses et signées par des grands couturiers, la jeune femme avait choisi le confort et la simplicité. Evidemment, elle gardait quelques pièces plus habillées en cas de visites plus officielles ou de visio-conférence qui méritaient un tel effort. Le cas échéant et comme ce jour précis, Laura portait des vêtements qui semblaient avoir été coupés de façon à aller à une femme bien plus en formes qu’elle ne l’était véritablement. Une brassière de sport recouvrait un T-Shirt sombre alors qu’un pantalon semblable à ceux qu’elle pouvait porter dans sa pratique du yoga de la même couleur couvrait ses jambes. Comme bien souvent, dans son bureau, elle était pieds nus. De ces années d’enfermement, c’était l’un des derniers vestiges qu’elle avait conservés, incapable d’endurer des chaussures plus que de raison, tout comme ses vêtements d’autrefois pouvaient lui sembler être un étau fort peu agréable à porter. Une porte close pouvait déjà lui donner le tournis alors des chaînes sur sa peau, voilà qui serait fort dommageable.

Affairée à regarder les chiffres, elle poussa un énième soupir quand, dans un sursaut, elle accueillit les quelques coups portés sur la porte de son bureau. Cillant rapidement, replaçant une mèche noire derrière son oreille, échappée de la queue de cheval qu’elle s’était grossièrement faite le matin même, elle observa le battant de métal s’ouvrir pour qu’un visage inconnu se glisse par l’entrebâillement. Bonjour. Etrange entrée en matière que voilà. Laura ne sut comment y réagir véritablement, le regard fixé sur ce visage alors que ses sourcils se haussaient bien malgré elle sous la surprise d’une entrée bien moins conventionnelle à ce qu’elle pouvait être habituée. Après tout, on lui donnait tellement de Mademoiselle Masrani que ces politesses semblaient l’user autant que la vieillir plus encore. Ici Lewis, votre rendez-vous de 11 heures. Elle ouvrit la bouche, prête à l’inviter à entrer quand il la devança dans ses actes. Machinalement, elle se recroquevilla momentanément sur son siège, soudainement intimidée alors que l’homme pénétrait ainsi sa bulle sans y être convié et refermait machinalement la porte derrière lui. Il ne faisait rien de mal, évidemment, mais Laura ne pouvait s’empêcher de frissonner et de sentir son cœur aller doucement plus vite devant des choses aussi anodines que cela.

Le bureau était assez vaste, étant donné qu’il se trouvait à bord d’un ancien navire militaire. Derrière Laura trônaient de larges baies vitrées laissant une vue sur la mer assez imprenable autant qu’une luminosité naturelle qui lui était primordiale. Un large bureau de bois trônait dans la pièce, des fauteuils en cuir se trouvant de l’autre côté quand Laura était elle-même assise dans un siège large et confortable. Dans un coi de la pièce, se trouvait un canapé et un fauteuil, pour les rares entrevues moins protocolaires qu’elle pouvait bien avoir entre ces murs, et les plus fréquentes siestes qu’elle pouvait faire. Se levant, elle désigna du menton le fauteuil de cuir qui lui faisait face du menton. « Asseyez-vous, monsieur Lewis. » Lui tournant un instant le dos, elle prit une profonde inspiration, se focalisant sur cette vue de l’extérieur qui était là et qui lui permettait de se rappeler de deux choses essentielles. Tu es dehors. Tu es en vie. Déglutissant, elle s’humecta les lèvres avant de reporter son attention sur l’agent d’intervention qui se trouvait dans la pièce. « J’imagine que… Vous avez une vague idée de la raison de cette convocation ? » Elle avait croisé les bras sur sa poitrine, lui adressant un regard qu’elle était incapable de conserver plus de deux secondes sur lui.

Debout, les bras croisés sur la poitrine, elle avait tourné le dos au monde extérieur pour mieux endosser ses responsabilités et faire ce travail de dirigeante qu’on attendait d’elle. C’était peut-être la première fois, véritablement, qu’elle était confrontée de la sorte à l’un de ses employés. Jusqu’alors, Laura avait largement pu déléguer ce genre de choses à ceux qui se trouvaient un peu plus bas sur l’échelle entrepreneuriale. Finalement, ce n’était pas grand-chose que d’imposer à un homme de suivre son évaluation psychologique pour mieux clarifier son dossier aussi, n’importe qui aurait pu le faire en le menaçant d’une mise à pied au moins temporaire, voire d’un licenciement. Mais la jeune Indienne soupçonnait John Miller de vouloir créer là une nouvelle mise en situation pour voir si elle avait les épaules assez costaudes pour endosser pleinement son rôle de chef d’entreprise. Ca, et le fait que pour des raisons qui n’étaient pas claires pour elle, il y avait, avec Dany Lewis, un conflit d’intérêt d’un point de vue familial.

Baissant le regard, le ramenant sur lui, ce ballet oculaire se poursuivit, attendant patiemment que l’homme face à elle ne réponde à ses questions. Peut-être que cela irait très vite. Il acquiescerait, s’excuserait pour la gêne occasionnée et finirait dans le bureau de Lane dès le lendemain… Mais pourquoi choisir la facilité quand la voie pouvait être bien plus semée d’embûches ? Il n’y a qu’une seule chose qui justifierait ma présence dans ce bureau, Cheffe, et elle a son explication si vous me donnez l’occasion de parler franchement. Les yeux noirs de Laura Masrani se plissèrent, accompagnés par un froncement de sourcils qui laissait entrevoir que ces mots la laissaient pensive. Les lèvres délicatement pincées, elle le regarda adopter une posture qui en disait long sur son désir de garder la main et la face sur cette conversation. Mains jointes sur le plateau de son bureau, un regard qui ne flanchait pas… S’il vous plaît.

Laura s’humecta les lèvres, expirant longuement avant de reprendre péniblement place dans son fauteuil. « Vous savez, monsieur Lewis… Avant, les choses auraient probablement été différentes. Avant, le docteur Lane aurait certainement plus aisément fermé les yeux sur quelques blancs dans votre dossier. Seulement, entre temps, certaines personnes ont mal agi et je pense que vous avez devant vous celle qui a dû faire face aux plus grosses conséquences de tout ceci… » Elle n’aimait pas admettre cela mais c’était la vérité. Laura avait subi toutes ces atrocités parce que certains éléments de l’entreprise manquaient de fiabilité. Alors aujourd’hui, comment pouvait-on seulement fermer les yeux sur quelque chose qui semblait pourtant si triviale ? « Pour autant, je suis curieuse de connaître quelle explication mériterait que je commette un écart gigantesque dans la gestion de la sécurité de ce navire et de son équipage tout entier… Quitte à retourner croupir dans le noir… Alors je vous écoute, bien qu’il me semble normal de vous rappeler que ce que vous pourrez me dire vous renverra tout de même vers Lane… A 99%. »

Ok. Laura, machinalement, s’était redressée, joignant ses doigts entre eux pour mieux permettre à son menton de prendre appui sur eux, entièrement à l’écoute de cet agent de sécurité qui semblait désireux de justifier suffisamment de choses qui lui permettraient de faire entendre à la PDG de l’entreprise qu’une évaluation, pourtant nécessaire, ne l’était pas plus que ça. Qu’allait-il bien inventer… ? Les suppositions naissaient peu à peu dans l’esprit de l’Indienne, cherchant à façonner une réponse toujours plus grosse, toujours plus invraisemblable, ne parvenant tout de même pas à en trouver une seule qui mériterait d’être écarté de cette évaluation qui était l’un des critères numéro un de l’entreprise désormais.

Il avait gigoté sur son siège, signe d’une nervosité probable, avant de relever le regard vers elle. Elle fit l’effort de tenir le sien, de ne pas le dévier. Pas maintenant. Il lui fallait se montrer droite, ferme et digne. Il manque à mon dossier un bilan psychologique récent, je l’sais. Celui que j’ai envoyé a été réalisé par le FBI à mon arrivée chez eux, donc il date, je l’sais aussi. Voilà un homme qui semblait savoir beaucoup de choses mais qui, visiblement, ignorait plus que tout comment cette simple tentative de passer outre quelque chose d’aussi important faisait de lui quelqu’un de plus suspect qu’il ne l’était véritablement. Plissant son regard sombre, Laura attendit la suite, l’encourageant par son silence à poursuivre ses explications. Pour faire très simple, Cheffe, mon ex-femme se trouve à bord du Renaissance. Oula, mais… Quoi ? Quel était le rapport ? Nous nous sommes séparés il y a deux ans et je n’étais pas… Au meilleur de ma forme pour un bilan de c’qu’il se passait là-dedans. Sans déconner ? Et il espérait vraiment être excusé en confessant à moitié qu’il était inapte ?

Je voulais mettre toutes mes chances de mon côté pour être engagé. Je sais que je suis parfait pour ce poste, mais vous ne me connaissez pas et vous auriez pensé le contraire. Voilà. Rien en commun avec un fous dangereux, vous constaterez. Elle cilla un instant, considérant ses propos, avant d’éclater d’un rire franc. Non, c’était impossible, il lui faisait une mauvaise blague… Miller la filmait, c’est ça ? « Donc… Si j’essaie de résumer ce que vous venez de me dire… Je devrais vous faire confiance parce que vous n’avez pas souhaité vous plier, comme tout le monde, à l’évaluation psychologique obligatoire et tributaire de votre aptitude à travailler dans mon entreprise, parce que vous avez décidé d’y venir pour stalker votre ex-femme ce qui vous a démoli, mais rien de tout ceci ne fait de vous un fou dangereux ? » Oh oui, elle espérait bien qu’il comprenne de lui-même que tout ceci n’avait pas le moindre foutu sens et que, bien au contraire, il venait de gagner des points pour un retour sur le continent sans préavis. « Vous avez raison, monsieur Lewis, je ne vous connais pas… Mais j’ai désormais bien matière à penser à votre sujet… » Devait-elle lui souligner qu’à l’heure actuelle, il passait pour un abruti ?

Décrochant le téléphone de son bureau, elle appuya sur l’un des raccourcis pour mieux contacter qui de droit. « Pouvez-vous contacter le docteur Lane ? Elle va avoir un patient à intégrer à son planning. Dites-lui qu’elle sait déjà de quoi il s’agit. » Elle n’attendit que la confirmation de la bonne prise de notes de tout ceci pour relever son regard noir vers l’agent Lewis. « Vous savez, agent Lewis, il y a quatre ans, nous n’avons pas nécessairement vu venir les événements qui ont fait que nous en sommes là aujourd’hui. Peut-être n’avez-vous rien d’un fou dangereux mais vous conviendrez qu’au vue de ma situation, je ne suis pas apte à en juger. Celle qu’il vous faudra convaincre vous attend dans son bureau, d’ici deux heures. » Et la psychiatre risquait d’apprécier cette version dans laquelle il exprimait son souhait d’avoir voulu suivre son ex-femme… Pour quelles raisons, en réalité ? « Je n’ai nul grief personnel contre vous, je dois penser avant tout à la sécurité de l’ensemble de ce navire et de ses occupants, y compris votre ex-femme. Si vous êtes fait pour ce poste, je ne vois pas en quoi ce que vous pourrez dire avec le docteur Lane saurait être retenu contre vous. En revanche, si vous refusez cette entrevue ou si vous ne relevez pas ce défi, je me dois de vous informer que vous serez rapatrié sur le continent avant la fin de la journée. » Et elle soupira face à cette information, n’appréciant pas réellement devoir jouer au petit chef. Mais tout cela ne dépendait pas que d’elle et des obligations, elle en avait envers plus de quatre cents personnes.

A quoi s’était-il attendu ? Laura le savait intérieurement : il aurait pu lui donner la meilleure raison du monde, elle n’aurait pu céder. Parce que Banks hantait toujours son esprit, quatre années plus tard, parce qu’elle ne pouvait avoir le choix de prendre tant de risques, pour elle, et pour tous ses collaborateurs. Elle aurait préféré que Miller se charge lui-même de cela et elle peinait à comprendre les raisons qui avaient fait que ce dossier finisse sur son bureau. Il n’y avait aucune bonne raison à cela. Un conflit d’intérêt. Lié au FBI ? Peut-être…

Il s’était redressé hâtivement, manquant de la faire sursauter, effaçant du visage de l’Indienne tout signe d’hilarité, une ombre entachée de peur passant dans son regard. Les gestes brusques, à tendance à pouvoir s’apparenter à une violence quelconque, la glaçait sur place, incapable d’anticiper si cela pourrait être une chose terrible à venir ou non. Machinalement, elle se recala dans le fond de son fauteuil, soudainement coincée par ce dernier dans sa volonté de reculer. Il vous en faut si peu pour avoir matière à réfléchir sur quelqu’un ? Oui, à dire vrai. Laura n’était pas la mieux placée pour faire dans le social, elle qui avait déjà tant de casseroles qu’elle se traînait… Si on rembobine, j’me rappelle pas avoir parlé de stakler ma femme ? Elle pinça les lèvres, hochant légèrement la tête, plissant le regard. « De mon point de vue, monsieur Lewis, cela s’y apparente grandement. » Elle n’était pas psychologue, elle n’avait pas l’entièreté de la situation sous la main mais il devait comprendre que ce n’était pas orienté simplement contre lui : son propos se retournait avec facilité en ce sens.

Lui imposant finalement l’entretien, elle posa les limites de cette situation avec clarté, n’ayant nullement souhait de lui offrir une porte dérobée pour mieux s’échapper. Déjà, l’offre qu’elle lui faisait était plus que raisonnable, à prendre ou à laisser. Elle aurait pu le faire remonter sur le pont du navire et le renvoyer sur le continent sans préavis. Finalement, elle lui accordait une seconde chance et il semblait ne pas le voir comme tel. Je ne compte pas refuser l’entretien. Au moins, elle n’aurait pas à lutter contre sa mauvaise fois et ce n’était pas une mauvaise chose. Vous devriez me remercier, j’ai usé d’une faille bien réelle de votre système de recrutement, que vous pouvez désormais corriger. Se félicitait-il ? Elle en eut l’impression. Les lèvres pincées, elle le toisa un instant avant de répondre. « Si vous êtes encore à bord à la fin de cette journée, peut-être pourrais-je le faire, en effet. » Seulement, elle doutait de plus en plus qu’il parvienne à convaincre Lane. Il fit racler sa chaise au sol, son strident qui arracha une grimace à celle qui n’était pas encore entièrement habituée à ces choses qui faisaient la vie toute entière. J’imagine que le Doc ne tardera pas à vous faire savoir de mon niveau de dangerosité. Elle soupira avec un calme maîtrisé, hochant légèrement la tête avant qu’il ne lui demande la permission de se retirer. « Vous pouvez y aller. » Sa présence commençait à la plonger dans un grand malaise, hantée par les souvenirs sombres de ces dernières années. Là, maintenant, elle ne désirait que disparaître sous ce bureau pour tenter de retrouver son calme à l’aie de profondes respirations.