Je fis défiler le mail, morose.
Comme pour tous les autres, celui-ci ne faisait pas exception et n'apportait aucun élément qui aurait pu se révéler utile à mon objectif. De près ou de loin d'ailleurs. Cliquant sur la petite croix en coin de page, je me renversais sur ma chaise en soupirant. Sur le palier, les bruits de pas des collègues allant se restaurer au service de l'hôtel. Je détournais la tête, une nouvelle fois peu encline à descendre m'installer à une table.
Mon regard se promenait le long des murs, sur le mobilier fade et terne. Seul le cliquetis régulier de l'horloge venait troubler le silence et la trop grande solitude de mes appartements. Je m'arrêtais un instant sur la porte de droite : celle qui avait appartenu à Marry. Je n'y étais pas entrée depuis. A quoi bon puisque l'on s'était octroyé le droit de clore ce chapitre sans plus de cérémonie ? J'avais beau y penser - y penser sans cesse- je ne pouvais me résoudre à faire de même et entamer un nouveau chapitre.

Je crispais la mâchoire et resserrais mon gilet sur moi, frissonnante. Ramenant mes genoux vers ma poitrine, je les enserrais de mes bras et posais le front dessus. Je me sentais fiévreuse et pourtant j'avais froid. Tout ici me semblait froid. Et vide.
Après quelques minutes, je me levais en silence et ingéra les capsules blanches dans quelques gorgées d'eau. Ces morphiniques, ils auraient déjà dû disparaître j'en étais bien consciente, mais j'étais bien incapable de m'y forcer. Même si je l'avais voulu. Je fis couler de l'eau et en passais un peu sur ce visage fatigué. Qui s'en soucierait ? Au moins, parvenaient-ils à me soulager et c'était tout ce qui importait.

Le talkie posé à côté de mon ordinateur se mit à grésiller puis à retentir dans toute la pièce. Je fronçais les sourcils en observant le code qui s'apparentait à une échappée de dinosaure. J'entendis des réponses sur le canal, des agents se mobilisaient. Alors, je confirmais ma présence également, après tout c'était dans mes fonctions. Ma place était parmi eux, bien que j'eus préféré rester là à me morfondre dans cette pièce à vivre trop propre et trop aseptisée.
J'enfilais mon uniforme de service et observa les coutures des épaules qui tombaient et le flottement de ma chemise. Je rentrais cette dernière devenue trop large dans mon pantalon et ajusta la ceinture d'un cran supplémentaire. Les cheveux tirés en arrière, je descendis les étages successivement, non sans avoir absorbé un nouveau comprimé de précaution.

Le checkpoint avait été fixé près des grands aquariums car depuis cette place, l'accès était direct vers les gyrosphères, là où le signalement avait été déclenché. Je m'y rendis, à pieds.  Sur le chemin, j'avais eu le temps de donner mes directives^* concernant les nouvelles mesures de sécurités qui avaient été mises en place depuis la prise d'otage. Rien ne devrait plus rester sans surveillance. Elles avaient été sèches, concises, sans débordement.  

Il n'y avais là qu'une poignées d'hommes, et deux Jeeps. Parmi eux, je reconnu la silhouette de Booker et non loin, celle plus imposante de Nicholls. Je n'avais parlé à aucun des deux depuis mon retour sur l'île. Je n'en avais pas eu le cran. Pourtant l'un méritait ma gratitude pour m'avoir sauvé la vie et l'autre était celui qui s'était révélé le plus proche de Marry.
J'entendis Nicholls s'enquérir de la direction des événements : qui allait mener cette expédition aujourd'hui ? L'arme rangée à la ceinture, je restais en retrait, parmi les rangs des autres agents présents sans dire un mot pour tenter de me confondre parmi eux.

* = message d’introduction de la mission n°2.  

Mon arrivée, je l'avais voulu discrète. Après tout, il n'y avais pas de quoi être fier : comment aurais-je pu l'être, revendiquer mes attributions après les derniers événements néfastes ? C'était déjà un miracle que Mademoiselle Masrani ait accepté que je reprenne la place que j'avais momentanément quitté.
Mais finalement, je ne fus pas aussi transparente que je l'avais espéré du moins, c'est ce que je me dis lorsque je vis Nicholls laisser les hommes parler entre eux et commenter pour s'approcher de moi. Comme il se raclait la gorge, je me tournais vers lui et levais la tête vers celui qui me dépassait d'une bonne tête.

• "Ceci n'aurait sans doute pas été possible sans votre intervention. Je n'ai d'ailleurs pas eu l'occasion de vous remercier pour...ça.” répondis-je à ses salutations cordiales. Et c'était vrai. Car sans ses réflexes et sa prévenance, la salle de réunion du Loch Ness aurait assurément été mon hypogée...Je regardais ailleurs pour éviter de ressasser ces sombres souvenirs car mes nuits en étaient encore remplies. Comme je me voûtais en y songeant, Nicholls eu alors la bonne idée de changer de sujet. Si nous étions tous rassemblés là, c'était bien pour quelque chose et non pas pour regarder l'herbe pousser. Un nouveau frisson me parcouru et je croisais les bras.

• "De toute évidence, il s'agit là d'un signalement intrusif, dans la zone G18. Ce n'est peut-être qu'une formalité mais avec les nouvelles mesures, nous sommes dans l'obligation de respecter le nouveau protocole et de dépêcher une équipe sur place. Reste à savoir s'il s'agit bien de l'une de nos créatures ou de...et bien de quelqu'un d'autre." fis en terminant dans un souffle. J'avais eu vent de la fuite de nos agresseurs et par la force et la logique des choses, nous savions qu'ils n'avaient réussi à quitter l'île suite à la prise d'otages. D'où ces mesures drastiques.

Puis je vis l'ombre de Booker s'avancer également dans ma direction et lorsqu'il arriva à ma hauteur, je penchais la tête vers lui pour l'écouter en aparté. J'esquissais un fin sourire fade car je comprenais où il voulait en venir. Depuis mon rapatriement sur l'île je m'étais assurée de m'entourer de solitude et même les collègues qui avaient mon estime -comme c'était le cas pour lui- ne pouvaient trouver leur place dans cet espace réduit qui occultait tout et tout le monde.

• "Disons que ces temps-ci, tracter un nouveau stégosaure me serait difficile...” fis-je en faisant allusion à la mission nocturne que nous avions partagé en binôme. Je ne parlais pas de Marry, je ne parlais pas du reste. Je n'en avais pas le courage. Il observa le groupe d'hommes non loin de nous et me suggéra de prendre la tête de tout ce petit monde, comme "avant".
Je soupirais en baissant la tête : "En es-tu vraiment certain ? La dernière fois que je l'ai fait, on ne peut pas dire que ce fut une réussite.” lui chuchotais-je, accablée, en coulant un regard discret vers l'hôtel que l'on voyait au loin.

Je lance un regard vers Booker accompagné d'un sourire contrit. Peut-être avais-je pu déplacer des montagnes -au sens propre comme au figuré- lors de nos précédentes missions mais je savais au fond de moi que cette époque était révolue. Je n'avais désormais plus cette force, cette endurance et ni même cette ténacité qui avait pu faire de ces services, des succès. Et sans doute lorsqu'il sera temps pour mon agent de s'en rendre compte, cette foi qu'il semblait mettre en moi se dissipera.
Les choses avaient changé depuis notre dernière et houleuse rencontre...sur bien des aspects.

Je conservais la tête baissée tandis que je lui expiais mes fautes. Cette fois encore, il révéla une facette de sa personnalité que je ne lui connaissais pas. Une empathie sincère qui ne s'exprimait que très rarement. Moi qui j'avais toujours considéré comme un agent un peu détaché et indifférent de toutes ces choses, je commençais à voir l'homme dont Marry m'avait parlé avant de...partir.
Eh ! fit-il pour me ramener à la conversation car je m'étais en-effet perdue dans la contemplation de l'hôtel où avait eu lieu le drame, accompagné des pénibles souvenirs qui en résultaient. Cette fois encore ces paroles furent bienveillantes à mon égard, et elles visaient à me déculpabiliser. J'étais touchée par cette marque de sympathie et en quelque sorte, de loyauté. Et ce, malgré les dures paroles que j'avais pu avoir contre lui avant ça. J'en étais même mal à l'aise.
Je passais une main sur mon visage avant de me rapprocher pour chuchoter en secouant négativement la tête : "Peut-être aurais-je pu empêcher cela, si j'avais pris au sérieux ces lettres de menaces que j'avais reçu...” Je soupirais en m'écartant du creux de son oreille. Il y avait encore tant de choses pour lesquelles je pouvais me blâmer.

Attirée par un mouvement près de nous, j'aperçus Nicholls qui s'était redressé et venait à notre rencontre et lui lançais un regard interrogateur.
Sans doute avait-il écouté une partie de notre conversation ou peut-être l'avait-il entendu malgré lui car après tout, il demeurait le plus proche. Les autres avaient formé un petit groupe restreint plus loin, et lançaient parfois des regards de conspirateurs dans notre direction. Je ne les avais jamais beaucoup apprécié, de toute manière.
Je resserrais ma veste autour de moi, sujette à un nouveau frisson incontrôlé. Peut-être cherchais-je inconsciemment à me protéger du discours du garde-chasse car celui-ci était lui aussi, étonnamment, réconfortant. Mais il me réveillait des souvenirs plus sombres, comme lorsqu'il évoqua le moment où je lui avais presque tiré dessus pour le menacer. Ou les derniers moments de déclin qu'il avait passé à mes côtés.
Je pinçais les lèvres, troublée. A la fois par ce rappel que par les compliments qui en découlaient. D'autant plus qu'il s'agissait-là de propos spontanés, ce qui de ce que j'avais pu en voir, n'était pas non plus dans la nature de Nicholls. Oh, dire ce qu'il avait sur le cœur, il l'avait fait mais ce n'était certes pas des fleurs qu'il avait lancé à Masrani le trois novembre. Alors, je me sentais comme privilégiée d'une telle attention. De telles attentions, car avec leurs efforts combinés, Booker et lui avait réussi à alléger doucement le poids qui m'accablait jusqu'alors.
Si j'avais tiqué sur son franc-parlé qu'il n'avait pas abandonné -notamment son allusion grivoise sur la paire masculine que je n'avais pas, et qui m'avait légèrement incommodé- je ne lui en tint cependant pas rigueur. Pas aujourd'hui. Nul doute que si l'on m'avait fait de pareilles allusions en d'autres circonstances, je me serais permise de réclamer un peu plus de délicatesse...

D'abord, je me mordis la lèvres inférieure. Je levais le regard vers celui qui faisait au moins une tête de plus que moi et deux fois ma carrure. Beaucoup de choses s'entrechoquaient dans mon esprit mais je n'avais que peu de mots pour les formuler. Je l'observais alors quelques instants en silence, le menton ainsi levé. Puis :
• "Vous avez raison M.Nicholls, j'ai manqué à mes devoirs. Veuillez donc accepter à la fois mes remerciements et mes excuses. Car il est évident que si vous aviez été de l'autre camp comme je m'étais égarée à le penser, je ne me tiendrais pas devant vous en ce moment-même." J'inspirais avant de continuer d'une voix un peu moins marquée. "Du reste, il y a bien d'autres détails plus..personnels qui justifient un tel discours de ma part mais pardonnez-moi si je ne me sens pas le cœur à me confier davantage à ce sujet." Je fronçais les sourcils et détournais les yeux. Le simple fait d'évoquer Marry me bouleversait encore et pourrait sans doute nuire à mon travail. Et je me devais d'être au moins appliquée ce soir, à défaut d'être performante. "En tous les cas, je vous suis reconnaissante -à tous les deux- de ces témoignages de confiance et de sympathie, qui me...et bien...qui touchent beaucoup." fis-je en m'adressant autant à Booker qu'à lui sur ce dernier point.

Je me sentais honorée par de tels encouragements. Moi qui d'ordinaire n'était déjà pas très à l'aise avec ça, je devais avouer que je ne savais pas exactement comment il convenait de réagir. Heureusement, une situation pareille ne se présentait que très rarement, les compliments allaient généralement aux autres et ça me convenait très bien. Aussi, lorsque Nicholls embraya sur l'objet direct de notre venue, à savoir a mission, je me sentis tout de suite plus à mon aise. Il exprima son accord avec Lance : c'était ma place que de prendre la direction des opérations.  
Mon visage afficha une expression réticente mais je le laissais tout de même finir. Puis je pris le temps de la réflexion, et finalement, je m'avouais vaincue.
• "Très bien.” Je respectais un instant de pause. "Puisque je semble si attendue il est inutile de faire perdre davantage le temps de chacun, bien que cela ne m'enchante guère.” Je croisais les bras avant de décréter. "Nous nous en tiendrons à cette proposition qui me semble adéquate. Vous prendrez Tate, Grimson et le nouveau avec vous. Je me dois de vous prévenir, le dinosaure que nous nous apprêtons à recherche ne sera peut-être pas la créature la plus primitive de la soirée...” annonçais-je en me tournant vers Dean. Tate et Grimson étaient en effet connus pour leur vulgarité et leurs manières parfois grossières dans le service, particulièrement auprès des femmes. Ce dont j'avais parfois été témoin. Puis je regardais Lance :"Je ne te disputerai pas le volant aujourd'hui, c'est promis.” fis-je innocemment. Je n'avais pas encore l'autorisation médicale pour ça, bien que cela me contrariait. Je m'apprêtais à tourner les talons lorsque je me ravisais soudain.

• "Dernière chose, je vous présente Lance Booker : équipe de combat, sécurité. Lance, voici Dean Nicholls, équipe animalière au poste de garde-chasse. Ainsi désormais, vous serez en mesure de vous apostropher avec la dénomination qui convient.” précisais-je d'un ton piquant. Car je doutais que les termes de "mecton" et "loubard" avaient été appréciés...
Enfin, je les gratifiais tous les deux d'une petite tape sur l'épaule simultanée, comme pour les rabibocher avant de les planter là et de me diriger vers l'une des jeeps. Je montais côté passager, non sans difficulté à cause des élancements qui se faisaient encore sentir parfois et attendis que l'on vienne me rejoindre.