Jared avait remonté la trace de Julian jusqu'à Londres. Le colloque international n'était qu'un prétexte. Il avait frappé à la porte de l'appartement à l'adresse qu'on lui avait indiqué, et ça n'était pas Julian qui avait ouvert. Quoique Jared aurait été bien incapable de dire si c'était lui. Il ne savait pas à quoi s'attendre, si ce n'est à un homme de son âge, blanc (la femme était blanche sur la photo), qui lui ressemblerait peut-être ? Le locataire ne répondait pas au nom de Blake et Jared s'était senti ridicule, tout comme il se sentait ridicule, depuis qu'il avait appris l'existence de ce demi-frère. Au final, c'était sans doute pour le mieux. Jared n'avait pas envie de le rencontrer. Il aurait préféré l'observer de loin, avant de décider. Mais Jared n'était pas un planqué, pas un détective comme celui qu'il avait engagé pour retrouver la femme, décédée, puis le fils, disparu. Il n'avait pas l'habitude de ce genre de magouilles, il n'aimait pas ça. Il transpirait dans son costume mais regardait droit au judas. Pourquoi se dissimuler ? Il n'avait rien à se reprocher, contrairement à son père qui lui avait menti sur toute la ligne, avec ses beaux principes. Non content d'avoir trompé sa femme et de l'avoir trompé, lui, Clavin Walker s'était senti obligé de remuer la merde avant de partir, comme si son agonie ne suffisait pas. Et ça n'était pas un effet de la démence, "le vieux", à peine soixante ans, avait gardé les idées claires jusqu'au bout. A croire qu'il avait des regrets. Est-ce que son fils ne lui suffisait pas ? Est-ce que Jared n'était pas assez bien pour lui ?

Jared avait assuré, depuis ses premiers pas jusqu'à son doctorat. Premier de la classe, et populaire avec ça, peut-être parce qu'il présentait bien, ou qu'il était bon en footy - Jared était bon en tout, ça en énervait certains, mais il savait s'en défendre. Adolescent calme, malgré de rares crises de colère ; étudiant brillant. La première déception qu'il avait causée à son père avait été de ne pas devenir un homme d'affaire ; ni même un ingénieur ; mais un chercheur. Le monde de la recherche était si différent de celui des affaires, où Jared avait gardé quelques habitudes pour plaire à Calvin. Il lisait encore, chaque matin, la presse économique avec son café. Un ou deux soirs par semaines, quand il rentrait chez lui après une journée à l'université ou sur le terrain, il passait son costume et sortait là où il fallait être, ces cercles de l'argent où il restait à l'aise. Tous les dimanches, il allait manger chez ses parents. Il ne manquait jamais à l'appel, sauf quand il était en voyage professionnel. Il s'efforçait d'être un bon fils et un bon ami, mais visiblement ça n'avait servi à rien, vu que Calvin se cherchait un autre fils et qu'avant ça, Emily l'avait plaqué. Elle avait déclaré après l'un de ces déjeuners, qu'il n'avait "aucune personnalité". Ca le démangeait encore, malgré les années et les autres filles, peut-être parce qu'il y avait un fond de vérité. Il n'avait jamais eu les couilles de dire à son père qu'il ne reprendrait pas le business familial, même si avec l'obtention de son doctorat et de son premier poste de chercheur à l'université de Sydney, cela devenait évident.

Calvin n'avait pas compté sur lui ; il avait tout laissé en ordre. De son empire immobilier, Jared héritait "seulement" de quoi vivre confortablement pour le reste de sa vie, ou presque - ce que, n'ayant jamais rencontré d'obstacle financier à ses curiosités, il considérait déjà comme un acquis. Et Julian héritait d'un immeuble. Julian. Un immeuble à Sydney. C'était tellement grotesque que Jared en était resté hébété pendant plusieurs mois, à moins que ce ne soit le deuil. Puis il se mit à voyager davantage. A cause de son métier de phytogéographe, les amis de son père (auxquels Calvin l'avait sûrement décrit comme un "amoureux des plantes") le prenaient pour un rêveur ou un aventurier. Jared n'était ni l'un ni l'autre. Il passait la majorité de son temps dans les bureaux de l'université. Même sur le terrain, il sortait rarement de sa zone de confort. Jusqu'à Londres. Après ça, après avoir échoué à retrouver Julian, après avoir déçu son père une dernière fois, Jared se dit : pourquoi pas ? Plus rien ne le retenait à Sydney. Son père était mort. Sa mère avait rencontré un homme outrageusement plus jeune qu'elle (en réalité, juste quelques années). Il n'y avait pas eu de nouvelle Emily. Il n'y avait qu'un poste à l'université où, en dépit de recherches saluées, le jeune chercheur serait aisément remplacé. Et la plage où Jared aimait surfer, mais la mer était partout ! La mer était tout autour de cette île, Isla Nublar, où on l'invitait à étudier la flore préhistorique. Bien sûr il en avait entendu parler, dans la presse, à la radio, à la télé... et ce monde recréé l'avait toujours intrigué, mais pas au point de se mêler à la masse de touristes. Sans en connaître la nature exacte, il savait aussi que le parc rencontrait assez de difficultés pour n'être plus considéré comme un investissement viable. Mais il s'en moquait. Soudain Jared avait très envie de partir. Une urgence qu'il se persuadait être uniquement scientifique. Il s'imaginait déjà à l'ombre des plantes géantes de l'île. Ailleurs. Loin. A une autre époque. Au milieu des monstres ? Il n'y avait pas songé.