De toute sa carrière au sein de Jurassic World, c’était peut-être le pire qu’elle eut à faire. Leanne n’avait pas signé pour un travail de bureaucrate. Être derrière un ordinateur ne l’intéressait nullement et pourtant, il fallait bien repasser par là avant d’envisager quoique ce soit sur le terrain. C’était l’une des conséquences de ce merdier administratif qu’avait impliqué la fermeture brutale d’une entreprise et le rachat presque discutable de celle-ci : devoir trier les archives et les quelques données récupérées informatiquement pour recréer une base de données plus conséquente et compatible avec les nouveaux logiciels soigneusement sélectionnés par Masrani qui, visiblement, n’avait pas eu droit de reprendre ce qui avait été construit par le passé par souci de gestion interne à Masrani Global. Eh beh, il n’y a pas à dire, l’ambiance semblait être au beau fixe dans les conseils administratifs de ces foutus entreprises. Finalement, rentrer inlassablement des données était peut-être appréciable.

Lâchant un énième soupir, elle se frotta machinalement les yeux, les lumières bleus des écrans agressant plus que de raison ses pupilles. Après presque quatre années passées au Kenya, loin des technologies, Leanne semblait peiner devant une tâche aussi rébarbative. Feuilletant le classeur du suivi vétérinaire de nombreux spécimen herbivores, elle n’avait de cesse d’essayer de rattacher à chaque animal et à sa dénomination son suivi médical. Franchement, ils n’auraient pas pu embaucher des rats de bibliothèque pour ce genre de choses ? Elle était là pour marcher en rangers dans la boue et cherchant du regard des spécimens bien vivants, pas pour pianoter de ses dix doigts sur un clavier d’ordinateur.

S’étirant, elle avisa sa montre, constatant que l’après-midi n’en était qu’à sa moitié, soupirant de plus belle. Il lui fallait faire une pause aussi, elle s’était levée, abandonnant momentanément son post de travail pour se diriger vers la machine à café. Visiblement, le budget avait également été mis là-dedans puisque cet espace du laboratoire était alors bien plus high-tech que dans ses souvenirs. Pianotant l’écran tactile, elle fronça les sourcils quand la machine sembla bien peu encline à vouloir exécuter ses demandes. Sauf que Leanne n’était pas la femme la plus patiente du monde. Et que l’agacement qui était le sien face à la frustration de se retrouver ici n’aidait en rien à l’usage convenable de cette diablerie qui se trouvait devant elle. Soupirant plus fortement, elle se lança dans l’appui compulsif de nombreux boutons avant de pester en frappant l’enfin. « Nom de nom, mais tu vas marcher espèce de tas de plastique connecté ?! » Il n’y a pas à dire, ce n’était pas sa journée et, à ce rythme, elle allait devoir retrouver Owen plus tôt que prévu pour mieux rager contre l’ensemble de ces choses qui ne fonctionnaient pas le moins du monde. Lui pourrait la comprendre, non ?

La lionne grognait, encore et encore, prête à bondir sur cet engin démoniaque qu’elle réduirait en miettes au besoin. Pourquoi devait-on faire compliquer quand un simple filtre et un peu de café moulu suffisait ? Non, évidemment, le goût du luxe de Masrani avait forcément créé ce genre de situation merdique où on devait avoir un doctorat pour prendre le contrôle de ce gadget de m… Malheureusement, l’inconvénient avec les machines, c’est que contrairement aux gens, quand on leur tape dessus, ça ne les motive pas plus à faire ce qu’on attend d’elles ! Elle hausas les sourcils, tournant le regard vers le jeune homme qui venait de prendre la parole.

Un look détonnant venait mettre en valeur un visage aux traits doux autant qu’assez jeune. Plus jeune qu’elle, ses cheveux blancs, et son ventre plein, en tous cas. Il semblait doucement amusé par la situation… Attendez, mais il se foutait d’elle, en réalité, ou bien ? « L’avantage, c’est que ça défoule autant, et qu’on a moins de chance de finir en taule qu’en frappant quelqu’un. » Quitte à se lancer dans une conversation lunaire, allons-y joyeusement, n’est-ce pas ? Plissant le regard, elle s’écarta légèrement en soupirant. « Ô jeune homme né avec la technologie, montre moi l’étendue de ton pouvoir, je te prie. » Parce qu’il savait bien se servir de cette merde s’il se moquait d’elle, non ? Sinon, pourquoi la ramener ? Le dévisageant de haut en bas, elle essaya de mettre un nom ou de remettre un visage sur un secteur en particulier. Le vide se fit dans sa tête et elle l’inclina légèrement sur le côté. « Ne me dis pas qu’ils t’ont engagé JUSTE pour faire le café… » Masrani ne pouvait pas être allée jusque-là, hein ? En attendant, elle était prête à observer comment faire pour s’éviter cette situation une nouvelle fois.

Je pense que ça, ça dépend de la valeur d’un tel engin. « Masrani dépense des millions à la journée, elle va pas m’en vouloir pour si peu. » On pouvait bien leur payer douze machines à café à la journée, même, non ? Ecologiquement, c’était autant à chier que l’ensemble de cette empire que détenait l’Indienne alors, autant demeurer dans la même lignée que le reste, finalement… Leanne soupira longuement, tentant de pousser la jeune génération – non pas qu’elle soit vieille – à l’aider face à sa problématique. Je suis plus né avec des chats et des bouquins qu’avec la technologie, mais je peux toujours essayer. Elle eut un sourire en coin. « Ne le dis pas trop fort, certains ont une affection toute particulière pour les espèces en voie de disparition dans le coin… Mais promis, je n’en dirais rien à personne ! » Elle accompagna ses mots d’un clin d’œil avant de s’écarter, lui laissant la place.

Cherchant à faire la conversation de façon aussi décapante que d’ordinaire, elle évoqua la possibilité qu’il puisse être là uniquement pour faire les cafés. Je crois que je serai encore plus incapable que cette machine en panne. Elle pouffa légèrement, l’observant tenter d’appuyer sur les diverses touches. Je pense que la méthode la plus simple reste la meilleure à essayer. Haussant les sourcils, elle le regarda se pencher pour mieux débrancher la bête. Ah, pour sûr, ça risquait d’être efficace. « C’est à peu près le même résultat que celui que j’aurais obtenu en la frappant à mort, non ? » Bon, si ce n’est que la résurrection n’était pas au programme, après un passage à tabac en bonne et due forme. Alors que là, rebranchant l’animal, il y avait une chance de le sauver. Si ça ne fonctionne pas, il n’y aura plus qu’à espérer qu’ils aient gardé la garantie. « Si ça ne fonctionne pas, je propose qu’on fasse ça à l’ancienne et qu’on envoie ce truc par le fond. » Une machine à café à la mer ! Qui crierait ça, vraiment ?

Dans un nouveau soupir, elle releva la tête vers le jeune homme qui lui donna son prénom et son nom. Dans un passé pas si lointain, Leanne aurait probablement fait par de sa non-volonté à chercher à créer des relations dans ce travail mais Owen souhaitait que tout se passe au mieux et elle n’était pas celle qui mettrait un frein à cela. D’autant plus que le jeune brun se trouvait dans le même secteur qu’elle. « Leanne Grady, comportementaliste. J’aurais tendance à dire qu’on va être amenés à bosser ensemble mais, visiblement, c’est déjà un peu le cas. » Et quelle équipe incroyable ils formaient.

Pas vraiment. Vous l’auriez juste cassée pour de bon. Au moins, il était perspicace. Et elle aimait cela. Moi, je lui offre une dernière chance de se corriger. Et puis c’est moins fatiguant aussi. Elle laissa échapper un léger rire, levant les yeux au ciel. « C’est l’avantage, quand on devient mère : on se doit de déborder d’énergie. » Et cela, la blonde n’en manquait pas, pas même depuis qu’une autre vie semblait désireuse de pomper silencieusement la sienne. Les bras croisés sur sa poitrine, elle évoqua alors la possibilité de bazarder cet objet défectueux à la première occasion. Hors de quesion de polluer les océans avec ce trucs. Levant les mains en signe de reddition, Leanne ne s’arrêta pas en si bon chemin. « Ola, doucement Greta Thunberg ! C’était une blague ! » Ils étaient tous si engagés, ces jeunes… Bientôt, une boutade et ils vous sauteront à la gorge…

Finalement, obtenant un nom, elle offrit le sien, soulignant qu’ils étaient dans le même secteur et qu’ils feraient probablement une fine équipe. Enfin, elle l’espérait. Ravi d’avoir pu accomplir cette première mission avec vous. Je pense que je serais plus efficace dans le domaine saurien que des machines en panne. Le sourire de la blonde s’étira en coin avec une douceur sincère. « Tu ne serais pas là, sinon. Amoureux des dinosaures ? Ou bien juste curieux de réaliser un voyage dans le passé où notre espèce n’aurait pas eu la moindre chance de survie ? » L’homme, soixante-cinq millions d’années plus tôt, se serait fait pulvériser par tous ces monstres, c’était une certitude.

Vous avez dit « Grady » ? Genre… Comme Owen Grady ? « Ah, je vois que tu as su garder en mémoire le nom de notre responsable à la tête brûlée… » Oh, que cette situation allait lui plaire et lui ouvrait un champ de possibilités infinies. Elle pouvait lui dire la vérité, aussi simple soit-elle, et s’engager à commencer à signer des autographes. Ou bien… « Ouai, pas évident de porter le même nom que notre mini-boss… Surtout qu’entre nous, il est insupportable. Un melon énorme… Sans compter sur ses envies à moitié kamikazes… Attends de le voir rentrer dans une cage bourrée de raptor en ME demandant de le couvrir. Un grand malade… » Ahlala, quelque chose lui disait qu’elle allait s’amuser…

C’était peut être une blague mais quelque chose me dit que vous auriez pu le faire quand même. Elle ? Un acte de barbarie telle que celui-ci… ? Certainement, oui, bien que sa conscience lui dictât intérieurement que c’était mal et que la planète ne méritait pas qu’elle se serve d’elle comme exutoire mais, que voulez-vous, à colère bouillonnante, mieux valait noyer le souci…

Préférant laisser de côté l’engin diabolique, elle s’intéressa un peu plus aux raisons de la venue de cette nouvelle tête. Finalement, il était peut être un peu plus âgé qu’elle lorsqu’elle avait débarqué la première fois il y a de ça… Merde, ça faisait combien d’années exactement ? A l’époque des dinosaures, de petits mammifères ont survécu dans leur ombre. « En creusant leur tombe, tu veux dire… Si ton objectif, c’est de te terrer, j’suis au regret de t’informer qu’on n’a pas prévu de foreuse, dans le matos. » L’Homme était la pire espèce que cette planète ait porté justement à cause de son ingéniosité et de sa faculté à se penser plus malin que tout le reste. L’Homme courrait à sa propre perte, et c’était bien la comportementaliste animalière qui le pensait.

Je suis très fasciné par les dinosaures. Le contraire aurait été étonnant. Ceux qui venaient ici avaient soit un truc à prouver, soit un amour inconditionnel pour le jurassique et ses bestioles sauriennes. Leanne faisait doublement partie des catégories. Elle voulait prouver qu’elle était toujours capable de gérer tout ceci, malgré le passé, tout comme elle était devenue accro à ces animaux depuis le premier jour où elle les avait vus. Et puis, cette île était ce qu’il y avait de plus proche de son foyer, même si ce dernier était désormais là où Owen se trouvait.

Et finalement, la conversation prit un tournant un peu moins classique mais bien plus amusant quand il évoqua le nom de Grady, le reliant à Owen. Il a tellement donné à Jurassic World, et son lien avec les raptors et incroyable. « Une vraie diva, j’suis bien d’accord… D’autres ont donné plus encore et pourtant, ils sont restés dans l’ombre, tu sais ? » Elle ne se comptait pas réellement dedans même si les mots s’orientaient forcément vers elle. Que n’avait-elle pas donné pour ce parc si ce n’était sa propre vie ?

J’aimerais voir ça, en effet ! Même en milieu sauvage d’ailleurs plutôt étant donné la situation actuelle ! « Prends garde, ton enthousiasme risque de te faire perdre en discernement et, crois-moi, là-bas, tu auras plus besoin de ton discernement que de ton envie de faire des selfies avec un triceratops. » Si la bande de nouvelles recrues était tout autant enjouée, elle avait plutôt intérêt à leur rappeler que c’était leur vie et celles de leurs voisins qu’ils mettaient en jeu à chaque intervention. Et elle ne plaisanterait jamais avec ça. « Pas si insupportable… Apprends à le connaître et viens me revoir, je suis certaine qu’on aurait plein de choses à se raconter. » La machine, pendant ce temps, semblait poursuivre son redémarrage.

Bien sûr, et je ne doute pas que chaque employé y a mis du sien, dans ce parc. Bah tiens ! Il ne manquerait plus que tous les lauriers atterrissent dans les mains d’une unique personne… Même si, parmi toutes, celle que Leanne accepterait le plus facilement comme célébrité, c’était bien son époux. Elle voyait bien, à travers les yeux brillants de la jeune recrue, une forme d’adulation pour le responsable de leur secteur et c’était quelque chose qui l’amusait autant que ça la terrifiait. Son mari avait déjà suffisamment le melon, inutile de recruter des fanboys qui viendraient frapper à la porte de leur cabine à des heures indécentes pour lui signifier toute leur admiration… Sans compter sur le manque de praticité que cela risquait de représenter en mission…

Ce n’était pas mon intention mais j’ai quand même hâte de voir enfin des dinosaures. « On ressent tous ça, la première fois… Mais ne soit pas trop pressé. Quand on a rencontré ces charmantes bestioles pour la première fois, la plupart de ceux qui ont déjà été dans cette entreprise ont pu le faire en bonne sécurité, derrière des remparts ou à travers des vitres… Aujourd’hui, j’ai beau penser que certains d’entre eux se souviennent de nous… Ils n’en demeurent pas moins des bêtes sauvages capables de nous tuer d’une manière ou d’une autre. » Rien ne serait comme avant. Enfin, pas comme la toute première fois puisque ce travail de reconquête avait déjà été orchestré, avec une réussite qui semblait tangible. Aujourd’hui, Leanne se sentait aussi fatiguée de tout cela, aigrie par les années et par ces épreuves traversées par les survivants.

Finalement, la conversation s’achevant que elle lui conseilla de revenir vers elle après sa rencontre avec Owen et elle ne pu que sourire en coin quand il souligna ne pas manquer cela. Au moins, cet épisode sinistre de cafetière rebelle aura eu son lot d’amusement. D’ailleurs, l’écran finit par se rallumer. « Eh bien, on peut dire que tu as su sauver la vie de cette machine… C’est déjà un bon début. » Le reboot effectué, cette dernière sembla soudainement bien plus encline à servir un café quand la blonde appuya sur le bouton adéquat. « Et bingo ! Je vais pouvoir m’en retourner à la classification des données la plus longue et pénible de l’histoire, quelle chance ! » Elle eut un sourire en coin qu’elle servit volontiers à Alessandro avant de récupérer sa tasse. « Merci pour le coup de main. J’imagine qu’on sera amenés à se recroiser, de toutes manières… ? » Ils travaillaient ensemble, après tout, même s’ils n’occuperaient pas le même poste…

Mission accomplie. C’est que l’enthousiasme ne quittait jamais cette tête brune… Récupérant sa tasse désormais noire de son contenu, elle lui adressa un sourire léger, prête à retourner à ses occupations premières aussi chiantes que répétitives. Ce genre d’astuce fonctionne avec bon nombre d’appareils si jamais. « Et par cette simple phrase, il semblerait que tu viennes de sauver l’ensemble de l’électroménager de ce navire. Un véritable héros… Owen Grady n’a qu’à bien se tenir, finalement. » Evidemment qu’elle se moquait gentiment de cette jeune recrue qui adulait vraisemblablement celui qui partageait son quotidien – et pas que. Mais n’était-ce pas dans sa nature que de se montrer parfois aussi taquine ? Et encore, il n’appartenait pas à cette bande de singe musclés qui formaient les rangs de la sécurité…

D’ailleurs de quel genre de classification s’agit-il ? Puis-je aider ? Elle le regarda légèrement des pieds à la tête, doucement désabusée. « Malheureusement, il s’agit de données qui sont contenues principalement là-dedans – elle désigna de son index son crâne avec un léger sourire – Toutes issues de nos merveilleuses expériences passées sur cette île infernale. Il faut croire que le meilleur ordinateur reste encore le cerveau humain… » Son sourire s’étira en un coin avec douceur. « C’est gentil de proposer, mais je ne peux même pas faire de toi un larbin digne de ce nom puisque je dois extraire des souvenirs de mon cerveau et les redécouper avec les quelques archives papier ou numérique que Masrani a eu la bonté de nous récupérer. Eh puis… Si tu n’es pas préposé au café, tu as sûrement d’autres trucs à faire dans le secteur, non ? » Elle sourit, leva sa tasse vers lui et entama son retour vers son bureau du moment. Cependant, elle se retourna avant de définitivement quitter la pièce. « T’inquiète pas, ne sois pas pressé que je te torture… Et si t’es sage, je t’obtiendrais sans souci une rencontre privée avec… Tu-sais-qui. » Appuyant ses mots d’un clin d’œil amusé, la blonde s’en retourna alors vers le travail qui l’attendait en masse. A ce rythme, les jours passeraient toujours plus longuement et elle ne parviendrait jamais à répertorier l’ensemble de ses données…