Le temps semblait s'égréner, minute après minute, seconde après seconde, chacune précédent l'autre sans jamais se toucher. Tout semblait s'étendre à l'infini puis se disloquer. Julian et Laura se tenaient face à face, chacun derrière les derniers remparts de leur bras respectifs, murés dans une peine qu'il était difficile de nommer mais qu'ils devinaient aisément juste parce qu'ils se connaissaient.
Il avait prononcé sa requête en se mettant à nu. Sa vulnérabilité n'avait jamais été aussi présente et il était, de toute façon, bien trop tard pour tenter de la dissimuler.
Pas devant elle.
Les joues humides, ils demeurèrent là un instant, lisant en chacun à chaque battement de cil, à chaque inspiration, à chaque souffle échappé.
Il ne souhaitait plus bouger, pas maintenant que son regard avait accroché la ligne de ses lèvres dans l'attente d'une réponse. Le laisserait-elle rester pour conclure sa promesse ? Pour lui prouver qu'il pouvait faire mieux ?

La brûlure dans sa poitrine irradiait et il ressera un peu ses bras autour de son torse. Alors Laura s'avança vers lui, lentement, comme si elle hésitait. Il fut tenté de reculer car il avait promis à Miller qu'il se tiendrait à distance, mais ses jambes refusaient de bouger.
Alors il la laissa faire, presque vaincu, sans pouvoir retenir le tressaillement qui courut sur sa peau lorsqu'elle glissa ses doigts sur son avant-bras.
Surpris et à la fois frustré par ce contact, son regard dévia du visage de Laura à cette main glissant sur son épiderme pour resserrer légèrement son étreinte. Sa douce étreinte.
Il aurait voulu que ce contact ne se brise jamais et à la fois, il savait qu'il ne le méritait pas.
La douleur s'intensifia et il inspira à travers quelques saccades.
Il perdait pied.

C'est alors que la voix de Laura le rappela à elle, juste en prononçant son nom. A nouveau, il plongea dans ses yeux sombres, la suppliant du regard de mettre un terme à tout ça.
Les premières paroles de la jeune femme lui firent l'effet d'une massue. Elle ne le pensait pas coupable de ce qu'elle avait traversé, pire, elle ne voulait pas qu'il lui demande pardon.
Il ne l'avait pas fait en réalité, car il estimait qu'il était vain de demander quelque chose qu'elle ne pourrait pas lui donner.
Cependant, elle se trompait, il était coupable de cette peur qui ne la quittait plus désormais. Responsable de ces quatre années de vie volées.

L'étreinte sur son bras se resserra, lui octroyant toute sa chaleur et son corps se souvint aisément, des caresses et du toucher de la pulpe de ses doigts. Tout son être vibrait aux souvenirs de leurs nuits, de leur amour partagé. il crut l'espace d'un instant qu'il allait se laisser amadouer, qu'elle réussirait à effacer tout ce qui le rongeait. En vain.
Reste
Après la volière, reste.

Il s'était senti soulagé en entendant les mots, puis déboussolé juste après. Pourquoi souhaitait-elle qu'il reste après la volière ? Elle lui semblait bien entourée, Miller, Wiesner et à présent Ronan.
S'il y avait encore une place pour lui dans le parc, il n'en voyait pas à proximité de Laura.
Alors les paroles de Marika lui revinrent en mémoire. "Deux personnes brisées ne peuvent pas se réparer". Et puis, sa promesse à Miller de demeurer loin de Laura. Il savait que John voudrait protéger Laura, contre tout et encore plus contre lui.

Déglutissant avec difficulté, il retira son bras de l'étreinte avec douceur, fermant les yeux un instant pour contenir ses émotions.

- Ne fait pas ça, dit-il tout bas. Ne sois pas gentille avec moi...Je ne le mérite pas.

Sa voix mourut dans un souffle et il recula d'un pas. Un sourire désabusé s'imprima sur ses lèvres tandis que d'une main, il essuyait son visage et dégageait ses cheveux en arrière dans la continuité du mouvement. La colère de se sentir si impuissant face à la détresse qu'elle dégageait refit surface. Malgré cela, malgré sa peur et sa séquestration, elle essayait de le consoler, de lui faire croire qu'elle ne lui en voulait pas. Vraiment ? Comment pouvait-elle ne pas lui en vouloir ? A cause de lui, des gens étaient morts. A cause de lui, elle avait été violentée, séquestrée pendant quatre longues années putain. Il n'était même pas parti à sa recherche, il n'avait même pas été là quand on l'avait retrouvé. Et aujourd'hui il s'accrochait toujours à elle, aujourd'hui il refusait de la regarder avancer sans lui. Il n'était qu'un déchet, trop égoïste pour la voir vivre une vie dans laquelle il n'avait plus sa place. Cette ambivalence l'épuisait. Il voulait la voir heureuse mais ne supportait pas de ne pas pouvoir y prendre part.

- Toi et moi, on sait très bien pourquoi on en est là. Pourquoi tu as vécu ça...Et pourquoi je suis là, comme un con à te supplier de me laisser accomplir ma promesse. Putain...
Sa voix devenait plus rude au fur et à mesure que les mots s'échappaient de sa bouche. Ses mains se crispèrent sur sa peau, les bras toujours croisés sur son torse.
- Tu n'es pas obligée de faire semblant, de me mentir pour essayer de faire en sorte que je me sente mieux. Je sais ce que j'ai fait. Ou plutôt ce que je n'ai pas fait. Aujourd'hui j'en paye le prix fort. Ta peur, ton insécurité, j'en suis responsable bordel !
Il fit un pas en arrière puis se retourna tout à fait pour prendre le temps d'inspirer profondément, cherchant à calmer le feu qui le consumait.
- Putain...expira-t-il. Et toi tu me demandes de rester après la volière...comme si...comme si...
Comme si tu avais besoin de moi, tout simplement.

Reste. Il ne pouvait plus partir. Il ne pouvait plus disparaître de son existence, impossible. Il l’autorisait à cet égoïsme, à cette volonté de le voir à ses côtés pour l’éternité, ou presque, alors elle en profitait sans honte, lui demandant d’accéder à ce souhait, de s’imposer dans sa vie pour mieux la partager. Elle avait presque espéré que, sous ces émotions vivaces qui semblaient les entourer, il vienne à nouveau l’étreindre, qu’il vienne lui assurer sa présence. Mais ce fut tout l’inverse qui se produisit.

Doucement, il avait repris son bras, se détachant de cette étreinte qu’elle s’était poussée à lui offrir, trop peu sûre de ne pas chercher à céder à davantage, son contrôle demeurant complet. La peau de l’homme glissa sous ses doigts pour mieux s’échapper, pour mieux s’éloigner. Ne fais pas ça. Quoi ? Qu’avait-elle donc fait ? Était-ce le toucher qui le rendait si distant, soudainement ? Pensait-il à cette autre blonde, à cette femme qui l’attendait en Australie… A moins qu’elle ne soit finalement à Londres ? Ne sois pas gentille avec moi… Je ne le mérite pas. Laura cilla, accusant le coup qu’il venait de lui mettre, pas physiquement, mais psychiquement. Il recula, rétablissant la distance entre eux, cette distance qu’elle s’était forcée à réduire à moins que rien en revenant vers lui alors même qu’elle craignait le voir disparaître si elle le touchait. Pourtant, l’image ne vint pas s’effacer, bien réelle. Julian demeurait là, non loin d’elle… Et ne tarda pas à exploser.

Il avait chassé les larmes qui avaient strié son visage, plaquant un sourire qui sonnait étrangement faux sur ses lèvres. Toi et moi, on sait très bien pourquoi on en est là. Oui. Oui, elle le savait. Elle avait poursuivi un rêve utopique et un homme – et même une entité encore bien mystérieuse – avait transformé cela en un cauchemar sans fin. Alors en quoi ce visage ? Pourquoi cette attitude ? Et pourquoi je suis là comme un con à te supplier de me laisser accomplir ma promesse. A nouveau, elle fronça les sourcils, ayant soudainement bien peur de comprendre la direction que tout ceci prenait. Je sais ce que j’ai fait. Il fallait qu’il se taise. Il fallait que sa langue cesse de vouloir trop en dire car Laura ne voyait que trop bien ce qu’il soufflait entre ces mots et elle ne voulait pas entendre tout ceci. Parce qu’elle n’y croyait pas. Parce que jamais elle n’y croirait. Ta peur, ton insécurité, j’en suis responsable, bordel ! Et voilà. Voilà la cruelle vérité qu’il n’avait jusqu’alors osé formuler. La mâchoire de Laura se serra machinalement, alors que la tension grandissait dans son corps. Tais-toi. Il s’écarta, fit un tour sur lui-même, essayant de se calmer visiblement. Mais il ne pouvait entendre les battements de ce cœur qui n’aspirait qu’à le voir se taire et ne pas prononcer ces mots qui n’étaient que des poignards. Et toi tu me demandes de rester après la volière, comme si…

C’en était trop. Il ne pouvait pas ressentir pour elle. Il ne pouvait pas comprendre cette détresse, cette peur de l’abandon qu’il nourrissait en agissant ainsi. Et ces mots qui demeuraient là, entre eux… Elle voulait les repousser. Elle voulait les renvoyer dans le silence. Et pour cela, elle eut un geste qu’elle regretta immédiatement. Rompant brutalement la distance entre eux, elle vint lui asséner une gifle sonore qui lui en laissa quelques fourmis dans les doigts. Tais toi. Ne dis plus rien. Expirant longuement, ce fut en entendant le tremblement de son souffle qu’elle comprit comment la panique prenait le dessus sur elle, actuellement. Les yeux, alors s’écarquillaient alors qu’elle semblait prendre conscience de ce qu’elle venait de faire… Et de la réalité de tout ceci.

A son tour, elle fit un pas en arrière, l’observant avec peur, colère et surprise. Les mots tentèrent de se frayer un chemin sans y parvenir, la laissant un instant la bouche ouverte, gesticulante, sans que le moindre son n’en sorte. « Je… » suis désolée. L’était-elle vraiment ? Elle voulait ce silence. Elle voulait qu’il ne rapporte plus l’horreur à lui quand il avait été cette lueur brillante dans son obscurité quotidienne. Essayant de retrouver un rythme respiratoire plus proche de la norme, elle finit par secouer la tête. « Ne dis rien. Ne dis plus rien. » Parce que c’était tout ce qu’elle pouvait bien l’empêcher de faire, non ? Le pousser au silence. Lui interdire de proférer de telles âneries… « Laura ? » Et merde… Il ne manquait plus que ça. Les yeux toujours plus écarquillés, elle fit volteface, cherchant à dissimuler son trouble, balayant rapidement la situation du regard. Peter était encore loin. Pouvait-il voir Julian ? Dans la pénombre, avec ces vêtements sombres… Avec un peu de chance… « Tire-toi. » Sa voix était plus un souffle que des mots prononcés à voix haute. Un ordre qui n’aurait su tolérer le moindre refus. Croisant les bras sur sa poitrine, elle s’avança vers son co-directeur, s’humectant les lèvres. « On m’a dit que tu étais montée sur les pistes et… Oh merde, Laura ! » La mine déconfite en disait long. Très long. Et elle ne pouvait garder la face, son corps tremblant un peu plus à chaque pas. Peter s’était avancé vers elle au petit pas de course, refermant ses bras sur elle. « Respire, Laura… Tu es dehors. Tu es en vie. Respire, ne pleure pas… Il faut pas qu’on reste là. Il faut pas qu’on te voit comme ça. »

L'heure n'était plus aux larmes. La colère l'avait emporté tout entier. Julian ne comprenait pas pourquoi Laura persistait à lui pardonner, pourquoi elle le voulait encore près d'elle, à quoi tout cela rimait ?
Que désirait-elle de lui ? Avait-il fait une erreur en revenant ? Non, il voulait tenir sa promesse jusqu'au bout et après ? Après quoi ? Il n'avait pas de réponse, il n'avait plus de raison, il ne savait plus.
L'idée folle de sauter par dessus bord lui traversa l'esprit un moment et il la chassa d'un léger mouvement de tête imperceptible.
Ces pulsions n'étaient pas les siennes, il le savait. Elles n'étaient que les conséquences de son manque et de son esprit malade.
Pourtant, elles l'attiraient comme le chant des sirènes et il luttait pour les ignorer à chaque fois qu'elles se faisaient entendre.
De la même manière, il savait que le retour aux missions les ferait fuir, que le sport et l'extériorisation dans la violence les feraient taire pour de bon. La salle d'entraînement serait sa meilleure alliée, son volontariat aux missions son nouveau style de vie.

En regardant Laura, il comprit que sa résignation était la seule bonne solution. Pour tout un tas de raisons. La première, c'était qu'il n'était pas en mesure de se pardonner pour ses erreurs. La seconde, parce que le temps et les épreuves avaient construit un gouffre entre qu'il n'était pas capable de franchir.
Durant combien de temps s'était-il flagellé en songeant à ce qu'elle devait subir ? A la façon dont elle avait poussé son dernier souffle ? La voix de Banks résonnait encore en lui au cœur de la nuit et parfois en journée.
Laura et lui étaient brisés et il manquait trop de morceaux pour qu'on puisse les recoller.

Il voulait qu'elle admette ses erreurs, qu'elle lui en veuille une bonne fois pour toute, qu'elle le déteste pour ses manquements, qu'elle le haïsse pour son abandon. Il ne méritait rien d'autre et peut-être que si elle le détestait à ce point, il n'aurait plus à le faire. Se détester.

Subitement, elle franchit la distance qui les séparait et le gifla avec violence. Le claquement de la surface de sa main contre son visage résonna, rapidement absorbé par le bruit de l'eau en contrebas.
Il demeura coi par son geste et aussi par la surprise qu'elle-même affichait.
Regrettait-elle son geste ? Il eut le culot de se poser la question tandis que sa joue le cuisait.
Mais cette douleur n'était rien en comparaison avec ce qu'il s'était déjà infligé. Elle aurait pu le frapper davantage, il se serait laissé faire parce qu'il le méritait, à minima.

Laura hésitait sur la suite des événements puis laissa le silence s'imposer de lui-même après l'éclat. Il n'avait rien à ajouter de toute façon, sauf peut-être un "recommence" qui aurait certainement envenimer la situation. Enfin, plus que ce qu'elle n'était déjà.
Ne dis rien...Ne dis plus rien.
Il déglutit, le picotement sur sa pommette irradiant comme de minuscules étincelles.
Sa colère était retombée instantanément face à ce revirement de situation. Et s'il était toujours perdu, il se sentait étrangement calme comme si pour la première fois depuis des mois, les choses commençaient enfin à se remettre en place.

Et puis, une voix interpella Laura. Julian tourna la tête en direction de l'homme qui s'avançait dans leur direction. Il s'agissait de Ronan évidemment. Son regard se reporta sur Laura qui de son côté balayait la scène, toujours bouleversée.
Tire toi.
Il ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. L'ordre était clair et remettait les choses en perspective. Voilà que son bellâtre arrivait et qu'elle reprenait le rôle de la PDG. La vision du début de soirée s'imposa à lui. Il se sentit tellement stupide et encore plus désœuvré lorsqu'elle le planta là pour aller s'engoufrer dans les bras de l'autre.
L'avait-il vu ? Il l'ignorait. Julian en tout cas ne voyait plus que lui et entièrement focalisé sur l'homme, il décida de se montrer au moment même où ce dernier prononçait les paroles réconfortantes dont elle avait certainement besoin.

Julian avança dans leur direction sans se presser et sans non plus quitter Ronan des yeux. Il avait envie de le frapper, de balancer son poing dans la gueule de ce type qui possédait désormais tout ce qu'il avait perdu. A lui elle se confiait, avec lui elle rigolait et plus encore.
Une part de lui aurait souhaité connaître la vérité sur ce qui les liait mais une autre avait peur de l'apprendre.
A l'expression sur son visage, il avait compris que Julian avait entendu et vu. Vu quoi ? Laura pleurer ? C'était de son fait ça aussi. Mais cette andouille devait l'ignorer évidemment.
Il passa à côté d'eux l'air de rien, puis s'arrêta et se tourna dan leur direction, évitant soigneusement de poser son regard sur Laura.

- Ne vous inquiétez pas, je serais une vraie tombe.

Un sourire entendu étira ses lèvres. Le mot était bien choisi et Ronan ne verrait certainement pas le double sens.
- Prenez bien soin d'elle, ajouta-t-il d'un ton bien plus bas, presque un murmure.

Puis il reprit sa marche vers les escaliers menant dans les entrailles du bateau, délaissant le couple à leur étreinte. Sa tête semblait sur le point d'exploser, les pulsions martelant son crâne pour le faire céder. Il aurait donné cher pour ses antidépresseurs et savait qu'il devrait se contenter du sac de frappe qui l'attendait. La nuit allait être longue. Celle là et aussi les autres à venir.